Violence des forces de l’ordre : l’enquête à l’infini

Cette enquête est réalisée grâce au Public

Répression policière au Sénégal : une longue histoire à documenter au présent

Ces dernières années, les Sénégalais se sont habitués aux images de manifestations dispersées à coup de grenades lacrymogènes, de balles réelles tirées par les Forces de défense et de sécurité (FDS) ou encore de témoignages glaçants d’anciens détenus décrivant la torture dont ils ont été victimes. Si l’arsenal sécuritaire a pu ainsi se renforcer, c’est parce qu’un terreau favorable le lui a permis.

Bien que le Sénégal jouisse depuis son indépendance d’une image de « vitrine démocratique », très tôt façonnée par le président Senghor et consolidée par le multipartisme intégral instauré dans les années 1980 et les deux alternances partisanes de 2000 et 2012, la répression politique demeure un fil rouge de la construction d’un État autoritaire.

Dès le début des années 1960, les autorités sénégalaises tablent sur une double stratégie : renforcer le pouvoir exécutif par des mécanismes institutionnels et affaiblir l’opposition par des pratiques coercitives. Le pouvoir en place préserve dès lors son autorité par le musellement des obstacles à sa politique, l’intimidation psychologique d’opposants, l’internement et la conscription dans l’armée d’étudiants grévistes, l’usage de balles réelles en manifestations, ou encore la torture physique en prison. Incarnant la continuité de la police coloniale, un sulfureux commissaire français du nom d’André Castorel supervisait par exemple les interminables séances de torture des dissidents du régime : plongeant leurs têtes dans des bassines d’eau jusqu’à perdre haleine ; électrocutant leurs parties sensibles (testicules, oreilles, langue) ; déchirant leurs anus avec le goulot de bouteilles.

Aujourd’hui, la culture de répression policière demeure centrale dans le rapport qu’entretient l’État sénégalais à l’opposition. Les rassemblements publics – appelant à l’amélioration des conditions de vie et s’opposant à l’accroissement des inégalités, l’arbitraire politique et les entraves démocratiques – sont souvent dispersés dans la violence. Les épisodes tragiques de mars 2021 (14 morts) et de juin 2023 (30 morts) s’inscrivent ainsi dans une longue tradition coloniale de « pacification » de l’espace public par la force.

Cette culture répressive a pu se maintenir si longtemps car, au fondement des États autocratiques issus de l’appareil colonial, l’impunité s’érige en norme de gouvernance. Le rôle du journalisme d’investigation est ici crucial : agir comme un contre-pouvoir par la documentation des abus d’un système dont la brutalité broie des vies. Un défi salutaire que s’est posé La Maison des Reporters pour sa série d’enquêtes sur la violence des forces de l’ordre au Sénégal.

Florian Bobin est étudiant-chercheur en histoire à l’Université Cheikh-Anta-Diop de Dakar. Ses recherches portent sur les luttes de libération et la violence d’État au Sénégal.

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