#PortésDisparus : l’attente désespérée des familles de migrants

Avatar Ayoba Faye | 3 novembre 2024

Quelques photos de migrants disparus

Au Sénégal, le bilan meurtrier de la migration par la route atlantique ou méditerranéenne ne décourage pas les départs de pirogues vers l’Europe.
Depuis les vagues intenses du milieu des années 2000, les régimes se succèdent au pouvoir sans parvenir à endiguer le phénomène.
En septembre 2024, 34 corps en décomposition ont été retrouvés au large de Dakar à bord d’une embarcation à la dérive partie de Mbour quelques semaines avant avec à son bord environ 200 migrants.
Dans ce périple qui a tourné au drame, comme les précédents qui ont coûté la vie à des milliers de personnes, une statistique souvent mentionnée, sans faire l’objet de suivi, interroge : le nombre de disparus.
Sont-ils morts, détenus dans un centre de rétention ou en transit dans un pays tiers?

Le mystère est entier et ronge des familles partagées entre la tentation de faire leur deuil et le maintien d’infimes espoirs.
Ayoba Faye raconte les douloureux efforts de recherche des disparus dans l’anonymat des flux migratoires.

« Mon père a passé la journée d’hier à pleurer. Il a versé de chaudes larmes. Je ne l’avais jamais vu dans cet état auparavant. Il ne cessait de me répéter: ‘’Amdy est mort, je le ressens au plus profond de moi’’ »

C’est par ces mots que Cheikh Fall ouvre notre discussion de ce dimanche 20 octobre 2024. Soit un mois jour pour jour, après nous avoir alertés sur la disparition de son frère Amdy Moustapha Fall. Il avait pris une pirogue vers le 17 juillet 2024 depuis Mbour à destination de l’Espagne.

Le dernier signe de vie qu’il a donné remonte au 26 août, date à laquelle il envoie un message à un de ses amis vivant en Espagne pour lui dire qu’il embarquait, de nouveau, depuis la Mauritanie sur une pirogue en direction des côtes espagnoles.

Amdy est le 44e Sénégalais répertorié dans notre Hashtag #PortésDisparus lancé le 16 novembre 2023, après des dizaines de sollicitations de parents et amis de jeunes migrants qui avaient pris les pirogues pour l’Espagne et dont ils n’avaient plus de nouvelles depuis des semaines voire des années. Il a 35 ans, est père de famille et mari de deux épouses.

Cette angoisse, cette attente, cette incertitude, ce désespoir et cette impuissance sont le lot quotidien de centaines de familles depuis 2006, année à laquelle les départs vers l’archipel espagnol des Canaries ont pris des proportions record.

La tentation de la résignation pour Moussa Sy

Le jeune Moussa Sy fait partie des premières personnes à se rapprocher de nous avant la mise en ligne du #PortésDisparus. Son petit frère Aliou Sy a pris les pirogues le 28 octobre 2023 à Bargny (département de Rufisque, région de Dakar) après lui avoir envoyé un message vocal sur WhatsApp. C’est le dernier signe de vie qu’il a eu de son petit protégé dont il était le tuteur après le décès de leurs deux parents. 

Aliou Sy n’a plus donné signe de vie depuis le 28 octobre 2023, date de son départ

Pendant presque une année, il a suspendu toutes ses activités pour rechercher Aliou. Il s’est rendu des dizaines de fois à Bargny pour mener sa propre enquête et collecter des informations sur les départs correspondant à la période de disparition de son petit frère.

« J’ai pu savoir, d’après les informations recueillies sur place, que mon petit Aliou a pris l’une des trois pirogues qui ont quitté Bargny le 28 octobre. Les deux sont arrivées en Espagne et l’autre a chaviré en Mauritanie et fait plusieurs morts », nous confie Moussa SY.

Avant de compléter: « J’ai pu entrer en contact avec le parent d’une des victimes de ce chavirement en Mauritanie. Il était en possession des photos des personnes décédées qu’il m’a partagées. J’ai épluché toutes les photos et je n’ai pas vu celle de mon petit frère. Naïvement, j’ai gardé espoir et refusé d’abandonner. Mais aujourd’hui, il ne me reste plus beaucoup de force et le moral pour espérer un retour de Aliou. Peut-être que je me suis résigné. C’est très difficile à dire ».

Des difficultés dans la documentation des #PortésDisparus

Il est très difficile de documenter les disparitions sur la tragique « ruta canaria », comme l’appellent nos confrères espagnols, Txema Santana et José Naranjo avec qui je travaille souvent dans le cadre de l’identification des migrants qui arrivent sur les Îles Canaries. En dehors du fait que les candidats voyagent en toute clandestinité, la plupart des familles ne veulent pas que l’image de leurs enfants soit publiée dans les médias et sur les réseaux sociaux.

Le 13 novembre 2023, quand nous racontons l’histoire dramatique du jeune Pape Moussa DIOUF sur Facebook, suite à des échanges avec une de ses proches, la famille finira par demander la suppression du texte. « Chez moi, les parents, oncles et tantes appellent de partout pour dire qu’on ne devait pas médiatiser son histoire. Ils pensent que c’est jeter l’opprobre sur notre famille. », dira sa cousine.

Même chose pour un autre jeune candidat à l’émigration qui habitait à Tambacounda et qui a pris départ le 28 octobre à Joal. Un de ses proches, qui nous avait fourni toutes les informations liées à son identité et aux circonstances de son départ, est revenu quelques heures après la publication de sa photo sous notre #PortésDisparus pour nous demander de supprimer, sur ordre de sa famille.

Pour beaucoup de ces parents, c’est une question d’honneur. Le regard et la perception de la société pèsent sur leur fierté au point de ne pas dévoiler la disparition de leurs enfants, frères ou sœurs dans les pirogues. 

Un parmi les milliers de jeunes migrants disparus en mer
Demba Ousseynou Sow, plus connu sous le surnom de Kaw, 19 ans, est parti de Bargny en espérant se rendre en Espagne le 30 octobre 2023.

Aucun dispositif étatique pour dénombrer les morts et les portés disparus

En dehors de leurs parents et proches qui remuent ciel et terre pour les retrouver, il n’y a pas grand monde qui se préoccupe du sort des candidats à la migration portés disparus. Le gouvernement sénégalais reste figé dans une politique de prévention des départs et de répression dans sa lutte contre le phénomène de l’émigration irrégulière. Les rares cas d’assistance concernent le rapatriement de ressortissants sénégalais arrêtés, au cours de leur voyage, par les garde-côtes marocains et mauritaniens.

À ce jour, il n’y a aucun chiffre officiel disponible au Sénégal sur le nombre de décès enregistrés dans l’Océan Atlantique, la Méditerranée ou dans le désert de libyen depuis 2006. 

L’Etat sénégalais invoque un manque de « données fiables et exhaustives ». A part les communiqués officiels de structures comme la Marine nationale, la Direction de l’Information et des Relations Publiques de l’armée sénégalaise (DIRPA), à la suite de chavirements ou de naufrages de pirogues de migrants sur les côtes sénégalaises, il n’y a quasiment pas de communication sur le nombre de morts ou de candidats à la migration irrégulière portés disparus.

Une division d’assistance aux Sénégalais de l’Extérieur logée au ministère des Affaires étrangères existe mais ne s’active à propos des disparitions sur les routes migratoires qu’après avoir été saisie par des familles à la recherche de leurs proches. 

Elle fait ensuite recours aux postes diplomatiques concernés notamment au Maroc, qui reçoit la plupart des alertes et en Espagne. « On reçoit rarement des réponses positives » malgré un nombre élevé de demandes, nous assure une source au Secrétariat d’Etat aux Sénégalais de l’Extérieur.

Autre rare moyen d’obtenir des renseignements, les migrants arrivés à bon port qui peuvent parfois faire part du décès en mer de camarades de voyage. « Ce sont des bribes d’informations avec lesquelles il n’est pas possible d’informer officiellement les familles parce que ce n’est pas une preuve scientifique mais ils peuvent le dire aux familles concernées », nous explique-t-on.

OIM : « La majorité des décès de migrants dans le monde ne sont pas enregistrés »

Le projet Missing migrants de l’Organisation Internationale pour les Migrations a pour but de recenser les décès et disparitions de migrants internationaux « présumés morts » depuis 2014 mais la tâche est rude. L’OIM l’admet : « la majorité des décès de migrants dans le monde ne sont pas enregistrés ». Ses chiffres issus d’une « estimation minimale » donnent pourtant le vertige.

30 547 morts ou disparus depuis 2014 au cours de voyages vers l’Europe par la Méditerranée, 6 335 personnes décédées ou disparues lors de la traversée du désert du Sahara et 4 889 autres sur la route ouest-africaine de l’océan Atlantique vers les Iles Canaries. Rien qu’en 2023, 958 migrants ont péri au cours des 47 naufrages enregistrés le long de cette route.

Au-delà des chiffres, déterminer l’identité des disparus se révèle très souvent impossible, la faute à un niveau d’information très bas sur les candidats et une absence de coordination entre les pays de départ, de transit ou d’arrivée. « Il n’existe actuellement aucune approche harmonisée de la collecte des données, sauf à l’arrivée aux îles Canaries. », précise l’OIM.

Le problème est tel que la Commission africaine des droits de l’homme et des peuples (CADHP) a recommandé aux Etats, dans une résolution adoptée en 2021, la prise de « mesures spéciales » pour faciliter la recherche et l’identification des migrants morts ou disparus pour que les familles puissent connaître le sort de leur proche.

La Commission préconise entre autres, un mécanisme de collecte et d’échange d’informations sur les migrants, le renforcement par les pays africains des capacités de leur système médico-légal et leur suggère de centraliser les données sur les corps non identifiés au niveau national.


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