Enquête sur les mineurs à Mbeubeuss : une enfance au milieu des ordures

Avatar Pape Ibrahima Ndiaye | 29 novembre 2024

Le ton a été ferme. « On ne peut plus tolérer leur présence dans la décharge », a martelé le Ministre de l’Urbanisme, des Collectivités Territoriales, et de l’Aménagement des Territoires. Moussa Bala Fofana interpellait ainsi les responsables de Mbeubeuss par rapport aux enfants récupérateurs.
Plus de 5 mois après sa visite du 17 mai 2024, la situation n’a pas évolué. Parmi ces mineurs, des élèves désertent l’école pour fréquenter la « grande cour de la récupération » qu’offre Mbeubeuss avec ses 115 hectares de superficie. Au péril de leurs études et parfois de leur vie, ils traquent des objets revendables. Un « terrain de chasse » dangereux qu’ils se disputent avec les enfants-talibés. 

Des centaines de vautours survolent les lieux. Des oiseaux en quête de proie. Mais ici, ce sont les hommes qui font la loi. Ils sont à l’affût, au milieu des déchets, entre les camions.

Sans hésiter, les récupérateurs traquent le moindre « butin » parmi ces 4 000 tonnes d’ordures déversées chaque jour dans la décharge. Nous nous faisons discret pour les observer. Tout signe sortant de l’ordinaire peut éveiller des hostilités. Les prises d’images sont très mal vues. 

À côté, certains ont d’autres préoccupations que la récupération. La preuve : ce jeune garçon caché sous la cabine d’un camion transformée en cabane de fortune.

Dans la quinzaine, il tient une petite quantité de chanvre indien entre les mains. Nous avons voulu l’approcher mais notre présence gêne. Elle est même risquée. L’enfant en a averti d’autres.

Par mesure de sécurité, nous quittons cette partie de « montagne ba* ». L’appellation renvoie aux reliefs formés par les tonnes de déchets amoncelés. Ces « montagnes » peuvent atteindre les 20 mètres selon Abdou Dieng, le gestionnaire de la décharge .  

Dans cette jungle à ordures, continuent d’errer des enfants de tout âge, déclarés pourtant indésirables en ces lieux. Mais visiblement leur présence est banale. Certains sont avec leurs parents. C’est le cas de ce garçon, d’environ 5 ans, aux côtés de sa mère. Sa sœur est également de la partie. Ils se partagent une bouteille de jus « bissap » sous le regard de leur maman. 

Cette dernière enfile son accoutrement avant de démarrer ses activités de récupération. Ndeye Fatou, une autre récupératrice, accepte de briser le silence.  « Jamais, je ne ferai venir mes enfants dans la décharge », réagit-elle. La dame entourée de bouteilles plastiques, dit mener cette vie pour payer la scolarité de sa progéniture. 

En face de son espace de collecte, se trouve celui de Samba Diaw. Originaire d’Agnam (Région de Matam), il a vécu une décennie dans la décharge de Mbeubeuss, créée en 1970. Aussitôt interpellé sur le sujet, le sexagénaire nous raconte un drame.

« Récemment, un enfant a chuté d’une benne à ordures ménagères. Le camion l’a écrasé et son corps était méconnaissable », regrette le récupérateur.

Une tragédie loin d’être une première, rappelle Mamadou Ardo Diallo.

« L’année dernière, lors de la saison des pluies, la foudre s’est abattue dans la décharge et a tué un enfant. Son corps était complètement calciné », raconte avec émotion l’entrepreneur, habitant de la zone.

Ce dernier ajoute les graves brûlures dont certains enfants sont victimes. Il déplore la forte présence des élèves dans le site. Des écoliers qui désertent l’école pour fréquenter Mbeubeuss. 

Le poids de la décharge dans la déperdition scolaire

Ndongo Fall (nom d’emprunt) emprunte l’une des interminables allées de la décharge. L’enfant-récupérateur porte sur son dos un sac de riz. Il est rempli de canettes de boisson vides. Après quelques minutes de marche, Ndongo s’arrête dans un espace couvert d’herbes.

L’élève qui dit être en classe de CM2 puis en 6e cette année , les trie avec une barre de fer pointue. « Je vais les revendre et l’argent c’est pour survivre. C’est mieux que de voler », confie-t-il. Entre hésitations et explications parfois confuses, il justifie sa situation par l’absence de ses parents. « Ils vivent à l’étranger », se limite à dire l’adolescent habitant de Zac Mbao, sans indiquer le pays. 

Le quotidien de Ndongo Fall, trouvé à l’oeuvre dans la décharge de Mbeubeuss.

Sophie, elle, dit être en classe d’examen cette année (CM2). Trouvée en train de ranger des bidons, elle se braque, méfiante, aussitôt sa présence dans la décharge évoquée. « Vous êtes enquêteur? Je suis là uniquement pour aider mon père (récupérateur) », lâche-t-elle avec le sourire.

La jeune voilée coupe court à notre discussion en assurant qu’elle compte poursuivre ses études. Un souhait exprimé loin de la réalité dans certains établissements proches de Mbeubeuss. Des élèves ont définitivement tourné le dos au tableau. 

« Il y a lieu de s’inquiéter des abandons scolaires », s’alarme Abdoulaye Lo. Le Directeur de l’école élémentaire Diamalaye explique les racines du mal.

« Chaque année, nous notons des cas. Sur les trois élèves qui n’ont pas obtenu le certificat de fin d’études élémentaires (Cfee), l’un fréquentait Mbeubeuss », se désole l’enseignant. Parmi les principaux facteurs, Abdoulaye Lo cite l’argent et l’influence négative. 

Lorsque les élèves voient des enfants du quartier ou de jeunes camionneurs qui gagnent de l’argent grâce à la récupération, ils cèdent à la tentation. Rien que dans la commune de Malika, 37 % des enfants sont hors école alors qu’au niveau national, seuls 12% des enfants n’ont jamais fréquenté l’école en milieu urbain.
Une révélation faite en 2019 par l’Inspection d’Académie lors d’une visite de terrain avec UNICEF. Par ailleurs, 20% de ceux scolarisés abandonnent par la suite. 

De nombreuses structures internationales ont longtemps décrié l’utilisation d’enfants comme main d’œuvre à Mbeubeuss et son impact dans le système scolaire. D’ailleurs c’est l’une des pires formes de travail selon l’Organisation Internationale du Travail (OIT).
Son étude publiée en 2004 révélait déjà la présence de 120 enfants de moins de 18 ans dans la décharge, exposés « aux maladies, aux intoxications, aux mauvais traitements physiques et psychologiques ».

Une réalité aux antipodes des nombreuses conventions signées par le Sénégal :  la Convention internationale relative aux droits de l’enfant 1991, la Charte africaine des droits et du bien-être de l’enfant 1998 ou encore la Convention n°182 sur les pires formes de travail des enfants entrée en vigueur en 2000. Autant de mécanismes juridiques qui traversent les générations de récupérateurs sans freiner le mal. Face à son ampleur constante, des acteurs sociaux se mobilisent depuis des années.

Prendre le chemin de l'école ou de la décharge de Mbeubeuss ? Pour certains enfants le choix est vite fait (Ndiaye/LMDR)
Prendre le chemin de l’école ou de la décharge ? Pour certains enfants le choix est vite fait ©Ndiaye

L’approche communautaire pour sauver l’école ?

À Diamalaye Malika, lorsque vous prononcez son prénom, les habitants vous indiquent son nom et sa maison. Bousso Ly y porte plusieurs casquettes : Bajenu Gox (marraine de quartier), présidente de l’association des Parents d’Élèves et ancienne récupératrice. La dame, actrice de développement, est une farouche opposante à la déperdition scolaire. Elle maîtrise parfaitement le sujet pour avoir fréquenté « Mbeubeuss ». 

Alors femme de ménage, face aux difficultés de la vie, Bousso prend la direction de la décharge. Ses premiers pas en 2007 ont été guidés par la quête du bois pour la cuisson.
Mais à force de fréquenter les lieux, elle franchit un autre palier et y vend des beignets et du café. Ce commerce lui rapporte peu. La mère de famille y reste donc pour collecter des sachets plastiques qu’elle revend à 75 francs le kilo. Bousso Ly a depuis quelques années fermé la parenthèse de sa vie de récupératrice.  

Elle a tenu à retracer son histoire avec la décharge pour expliquer la présence des enfants. « Beaucoup de femmes y viennent et n’ont personne à qui confier leurs enfants », se désole-t-elle. L’autre facteur d’après elle, c’est la pauvreté.
C’est pourquoi l’actrice de développement salue l’approche communautaire des « classes passerelles ». Une initiative dont l’objectif est de réintégrer dans le système éducatif des enfants en déperdition scolaire y compris des récupérateurs. 

Dans le département de Keur Massar, 10 salles du genre ont été ouvertes et environ 300 enfants ont été formés depuis le début du projet en 2018. L’initiative connaît aujourd’hui des difficultés financières avec le retrait de l’UNESCO informe l’Inspection d’Académie. 

Mais même avec une approche renforcée, le maintien à l’école reste un défi permanent. Abdoulaye Lo, Directeur de l’école Diamalaye, nous renseigne que des parents encouragent même leurs enfants à être dans la récupération.

Pour cause : ils les aident à assurer une partie de la dépense quotidienne. « Un enfant-récupérateur âgé de 11 ans en moyenne gagne 1.148 Franc CFA par jour ». C’est une estimation du Plan d’Action de Réinstallation du Projet d’Opération de Résorption de la Décharge de Mbeubeuss (rapport 2019). Une étude qui se penche aussi sur l’équation des talibés récupérateurs.  

Talibés- récupérateurs, « une maltraitance déguisée»

Des talibés errent très souvent dans la décharge de Mbeubeuss et sont parfois exploités par les adultes  ©Ndiaye

À Mbeubeuss, ils font partie des premiers visiteurs pour ne pas dire acteurs. Tôt le matin, les enfants talibés prennent possession des lieux. Dès 7 heures, nous y croisons un groupe de mineurs. Pourquoi êtes-vous là alors que la décharge est interdite aux enfants ? Tous gardent le silence et nous tournent le dos sans le moindre mot. 

Sous couvert d’anonymat, un récupérateur expérimenté accepte d’en parler. « Des maîtres coraniques encouragent les enfants à venir dans la décharge ». Selon lui c’est parce qu’ils y gagnent énormément. Un peu plus loin, un talibé, la tête fixée au sol, recherche de la matière revendable. Craintif, l’adolescent nous explique qu’il n’est pas récupérateur et qu’il est juste de passage. 

Bousso Ly, actrice de développement, exprime sa préoccupation en évoquant le sujet. Elle estime que leur situation est une forme de « maltraitance déguisée». « Avec la récupération, ces enfants rapportent plus aux maîtres coraniques », s’offusque la dame. Cette dernière pointe également leur « utilisation comme main d’œuvre » par des récupérateurs. 

Sans forcément dédouaner les maîtres coraniques, Boubacar Keita, Imam à Diamalaye interpelle les parents. Pour le religieux, « ils confient leurs enfants sans faire le suivi ni apporter leur contribution financière ». Ce qui les expose et pousse leurs responsables à leur demander de l’argent selon lui. 

Mais combien d’enfants récupérateurs fréquentent Mbeubeuss ? 

Des enfants retrouvés au sein de la décharge ©Ndiaye

Le Plan d’Action de Réinstallation du Projet d’Opération de Résorption de la Décharge de Mbeubeuss en compte 168, au moins. Entre 2019 (année de l’étude) et aujourd’hui, ce chiffre a été réévalué. D’ailleurs, en 2022, l’État avait annoncé le retrait de plus de 200 enfants de la décharge dans le cadre d’une initiative  du Projet de Promotion de la Gestion intégrée et de l’Économie des Déchets solides au Sénégal (PROMOGED). Elle n’a pas donné de résultats probants.

« Une nouvelle stratégie est en cours  pour mieux prendre en charge la problématique », précise Abdou Dieng. C’est le délégué national des infrastructures de gestion  des déchets. Le responsable à la SONAGED fait distinguer trois catégories : les enfants issus des écoles coraniques, les élèves fréquentant la décharge pendant les vacances scolaires ou durant les week-end. 

Il affirme que depuis la première visite du ministre de tutelle, le changement s’opère à Mbeubeuss. Il cite la circulaire du directeur de la SONAGED interdisant leur présence dans la décharge et les postes avancés. Des zones de contrôle, au nombre de six, qui veillent au respect de la mesure et de la sécurité. Mais signalons que sur le terrain, il nous est arrivé de constater des enfants qui traversent la décharge sans être inquiétés. 

Abdou Dieng tempère et se projette. « Au final, l’objectif est de procéder définitivement à leur retrait » répond le gestionnaire de Mbeubeuss.  D’après lui, un règlement intérieur est en gestation et un bureau dédié à la problématique sera installé dans la décharge pour changer la donne. D’ici là, Mbeubeuss reste toujours un terrain de « chasse de déchets » pour de nombreux enfants y compris ceux dont les parents vivent dans les abris de fortunes à l’intérieur. 

Le jeune Ndongo Fall, élève et récupérateur, dit vouloir compter sur ses études pour réussir dans la vie. Son ambition : devenir ministre de l’Intérieur. Un rêve qui risque de se perdre dans la décharge à ciel ouvert.


Commentaires

This post currently has 3 responses.

  1. Anonyme

    1 décembre 2024 at 17:28

    L’une des meilleures plumes de sa génération. Merci Pin pour ce dossier. Bravo à la Maison des Reporters pour l’excellent travail

  2. Anonyme

    8 décembre 2024 at 07:34

    Je découvre votre site et les sujets qui y sont traités, lesquels sont totalement absents des grands quotidiens qui se focalisent sur la politique à gogo. Merci à vous.

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