À Louga, la double peine des violences obstétricales pour les femmes enceintes

Avatar Ndiémé Faye | 8 décembre 2024

À Louga, des témoignages de parturientes révèlent l’ampleur des violences obstétricales et les insuffisances du système de santé local. Tandis que certaines femmes traversent des expériences traumatisantes dans les établissements publics, des sages-femmes de la région soulignent l’urgence d’une réforme de la formation et de l’amélioration des infrastructures pour garantir un accompagnement digne aux futures mères. C’est le deuxième épisode de notre série « Peines de femmes ».

Codou est une victime de violences obstétricales à l’hôpital régional Amadou Sakhir Mbaye de Louga

Codou Fall n’oubliera jamais ce jour de novembre 2022. Alors enceinte de neuf mois pour la première fois, à l’âge de 20 ans, elle se rend à l’hôpital régional Amadou Sakhir Mbaye de Louga pour sa dernière consultation prénatale. Une sage-femme « imposante » l’accueille.

« Alors, on est encore là avec ses inquiétudes ? Vous savez que ce n’est pas la première fois que je vois une femme dans votre état ? Vous devez apprendre à contrôler vos émotions », lui lance-t-elle d’un ton sec. 

Prise de court, Codou se noie dans un mélange de tristesse et de colère : « Je voulais être forte, mais j’étais vulnérable, et les remarques de cette sage-femme me heurtaient ». La blouse blanche considère les inquiétudes de Codou comme des caprices pour de « petites douleurs ». Elle cherchait du réconfort et de soutien, mais sort de sa consultation en larmes.

« Lorsque je lui ai parlé de mes angoisses concernant l’accouchement, elle m’a lancé : « vous serez bien obligée de le faire, comme toutes les autres. Cesse de pleurnicher. » », raconte la jeune maman.

Aujourd’hui, mère de deux enfants, ces remarques agressives sont restées gravées dans sa mémoire. « Je me suis sentie isolée, mal comprise, et ma voix intérieure, qui me disait que mes sentiments étaient valides, a presque été écrasée par sa brutalité », confie-t-elle, la voix chargée d’émotions.

La violence verbale, bien que moins spectaculaire que d’autres types de violences, laisse des cicatrices indélébiles. « Ce jour-là, j’ai pris conscience que la santé maternelle ne se résume pas uniquement à des examens médicaux », déclare Codou Fall.

Un accouchement dans l’indifférence

C’était le moment tant attendu pour Dieynaba Ndiaye. Elle était pleine d’espoir, rêvant d’un accouchement doux et réconfortant. Mais, ce qui devait être un moment de joie s’est rapidement transformé en une épreuve de douleur et d’abandon. Les contractions ont commencé, d’abord légères, puis intenses, lui faisant perdre son souffle. « Je me suis dirigée vers la salle d’accouchement. La sage-femme, au regard fatigué, m’a accueillie d’un ton sec, ses gestes brusques et mécaniques ne laissant entrevoir aucune chaleur humaine », raconte Dieynaba.

La dame de 26 ans confie avoir  tenté de partager ses craintes, d’exprimer son besoin d’être soutenue.  Dans le vide. Au lieu d’un réconfort, « j’ai été confrontée à des mots durs, à des moqueries sur ma douleur “qui ne semblait pas si terrible”. Au lieu de mots d’encouragement, j’étais accueillie par une indifférence glaciale. Le sentiment de solitude me piquait le cœur. J’étais là, sur le point de donner la vie, mais je me sentais plus comme un fardeau qu’une mère », explique la jeune maman qui essaie de retenir une petite larme.

Les heures passent, et le travail avance péniblement pour Dieynaba. Alors que ses cris résonnent dans la salle, la sage-femme décide qu’il est temps pour elle de se reposer, promettant de revenir plus tard. « Je vais dormir un moment. Appelle-moi si tu as un besoin », a-t-elle dit.

« Je suis restée là, me sentant délaissée. J’ai pleuré seule, me demandant comment une professionnelle de santé pouvait avoir si peu d’égards pour une femme sur le point de donner la vie », se désole-t-elle.

« Lorsqu’enfin, après un long silence, mon enfant a décidé de se manifester, la sage-femme est revenue, mais il était trop tard pour moi. Mon corps était épuisé, non seulement par le travail, mais par l’abandon émotionnel qui m’avait été infligé » explique Dieynaba Ndiaye. L’accouchement, ce moment qui aurait dû être célébré, s’est déroulé sans la douceur qu’elle avait tant espérée.

Comme Dieynaba et Codou, de nombreuses lougatoises ont vécu l’expérience douloureuse des violences obstétricales et indexent l’hôpital régional Amadou Sakhir Mbaye de Louga, le principal établissement de la région. 

« Les cas que nous rencontrons sont souvent lourds, des grossesses compliquées où chaque minute compte », souligne pour sa part Ghislaine Mme Diome, maîtresse sage-femme de l’hôpital. Elles sont 35 sages-femmes à se relayer dont  5 travaillent de garde : « Notre hôpital est un établissement de référence dans la région. Nous nous confrontons quotidiennement à des défis complexes et tragiques. Parfois, les malaises auxquels nous faisons face sont inimaginables, tels que les hématomes rétroplacentaires qui provoquent des saignements catastrophiques ». 

Cette hémorragie, Fanta Diop l’a vécue et en garde un souvenir amer malgré la naissance de son premier enfant. « Quelques minutes après l’accouchement au Centre de santé de Louga, j’avais un saignement grave. Aucune sage-femme n’était dans la salle. J’étais toute seule. Tout le matelas était taché de sang comme le sol. J’avais peur », confie-t-elle. Multipliant les appels à l’aide dans le vide de la pièce, les minutes deviennent des heures, et l’angoisse l’envahit. « Pourquoi personne ne venait ? Pourquoi me laisser ainsi, perdue dans ma douleur », se demande-t-elle.

Ses cris finissent heureusement par alerter sa belle-sœur qui était restée en dehors de la salle : « Elle a couru appeler les sages-femmes qui étaient en train de discuter tranquillement dans l’autre salle.  Je les entendais lui dire de mettre du sable sur le sang qui coulait sur le sol. Elles me disaient d’arrêter de crier, qu’il n’y avait rien de grave, que c’était normal et que j’étais juste peureuse ».

Selon Fanta, les soignantes ne savaient pas quoi faire malgré les apparences, mais la maitresse sage-femme est arrivée au bon moment. « Elle m’a fait une perfusion. Si ce n’était pas elle, je ne serais pas là à ce jour pour raconter mon histoire », déclare la jeune maman.

L’ineffaçable combat des sages-femmes

Ghislaine, sage-femme, souligne aussi une réalité préoccupante : « Dans des moments critiques, les poches de sang font défaut à l’hôpital. Nous sollicitons souvent la gendarmerie ou des services sociaux pour compenser ce manque. Chaque seconde compte, en cas de non-réactivité, les complications graves guettent. L’anémie touche de nombreuses femmes à Louga, souvent fragilisées par une alimentation insuffisante et des carences en fer ».  Selon l’Ansd, l’anémie représentait la première complication obstétricale indirecte avec 79,45% des cas en 2016 à Louga.

« Toutes les sages-femmes ne sont pas égales. Certaines ne reflètent malheureusement pas l’excellence de notre métier. Pourtant, il y a celles qui mettent du cœur dans chaque soin prodigué. Nous faisons d’énormes sacrifices tout en étant sous-payées et sous-estimées ».

Chaque matin, Ghislaine débute sa journée en salle d’accouchement, écoutant les témoignages des patientes pour améliorer sa pratique. Elle a aussi été victime de violences, un événement qui a profondément marqué son parcours. Elle raconte : « Une patiente présentait une procidence (position anormale, ndlr) du cordon ombilical, une véritable urgence. L’intervention s’est bien déroulée. Mais la patiente, initialement réticente à l’opération, refusait de signer les documents nécessaires ».

Pour garantir la sécurité de la mère et de l’enfant, Ghislaine a dû faire intervenir un médecin pour insister sur l’urgence de la situation, allant même jusqu’à administrer un sédatif pour agir en toute tranquillité.

Le lendemain, deux frères de la patiente sont venus à l’hôpital, l’un d’eux l’accusant d’incompétence. Dans la confusion, un des hommes la pousse, entraînant la perte de sa propre grossesse. « Ce samedi-là est gravé en moi », dit-elle, les larmes aux yeux. Cet incident a provoqué une polémique au sein de l’hôpital. Bien qu’on lui ait conseillé de porter plainte, Ghislaine a choisi le silence: « Les sages-femmes subissent sans souvent pouvoir s’exprimer, car la complexité de nos situations échappe à la compréhension du public, qui peut facilement déformer les faits. »

« Beaucoup considèrent notre hôpital comme un cimetière »

En 2022, la mort d’Astou Sokhna enceinte de neuf mois provoque un choc national sur fond d’accusations de négligence médicale après vingt heures d’attente d’une césarienne. Le directeur de l’hôpital Amadou Sakhir Mbaye de l’époque est démis. Le ministre de la Santé Abdoulaye Diouf Sarr parle d’un « décès maternel évitable » dû à une « évaluation non optimale du risque et l’insuffisance dans la surveillance » selon les conclusions de l’enquête interne sur le drame. Plusieurs sage-femmes seront également arrêtées dont trois, condamnées en avril 2022 à six mois avec sursis pour non assistance à personne en danger.

Depuis le tragique décès d’Astou Sokhna, la peur s’est installée dans l’esprit des femmes enceintes de Louga. Le 21 octobre 2024, des femmes de la région se sont réunies pour discuter des violences obstétricales, partageant leur expérience et pointant du doigt l’hôpital Amadou Sakhir Mbaye.

Une source hospitalière anonyme, qui souhaite rester discrète, raconte : « Astou m’a confié que la sage-femme avait proposé une césarienne. Le lendemain, elle est revenue avec des douleurs abdominales, bien qu’elle ne soit pas en travail. Son bassin étant jugé problématique, un bilan de santé était nécessaire avant l’intervention, mais la situation s’est aggravée. Sans autopsie, il est difficile de déterminer les causes exactes de sa mort, car sa famille a refusé cette démarche. Une hémorragie interne pourrait-elle être la cause réelle ? Cette histoire m’a tant affectée que j’ai passé cinq jours sans manger. »

Toujours selon la source anonyme, le médecin que la sage-femme avait consulté auparavant avait demandé de conserver le document médical et ordonné une perfusion, en attendant le lendemain. « La seule erreur des sages-femmes a été de ne pas rédiger un rapport adéquat après la consultation », précise la source.

Après les arrestations, l’équipe a cessé de travailler en guise de protestation pendant un mois, mais des femmes près d’accoucher ont continué à souffrir, certaines se rendant à Saint-Louis, où l’une d’elles est décédée dans une clinique de Louga. « Ces tragédies sont restées silencieuses », ajoute-t-elle. 

Depuis cet incident, les relations entre le personnel de l’hôpital et les femmes enceintes sont encore plus tendues. « Bien que nous puissions renvoyer des patientes lorsque nous sommes débordées, notre statut d’hôpital de référence nous contraint à les traiter, surtout avec le manque de personnel. », explique Ghislaine.

Un autre drame s’est produit dans le même hôpital : une jeune femme, après avoir accouché de jumelles, est décédée peu après. Sa mère a accusé l’hôpital de négligence. Ghislaine réagit : « Après l’accouchement, j’ai vérifié que tout allait bien. Elle m’a rassurée, mais peu après, alors que je me rendais à mon bureau, une de mes collègues faisait face à une crise d’éclampsie. Quand nous sommes arrivées dans la chambre de la patiente, nous l’avons trouvée à l’ultime minute de sa vie. Nous avons tout tenté pour la sauver, mais en vain. »

Suite à ce décès, la mère a accusé l’hôpital d’inaction, déclarant que sa fille était morte faute d’assistance. « C’était déchirant et faux ; nous étions présentes à chaque étape pour tenter de prolonger sa vie. Bien qu’elle ait souffert d’anémie, elle n’avait pas eu d’hémorragie externe après l’accouchement. La cause de son décès reste un mystère. Nous avons voulu procéder à une autopsie, mais la famille a refusé. Le ministère de la Santé avait prévu d’envoyer une équipe pour enquêter, mais a annulé sa visite à la dernière minute, jugeant le rapport reçu suffisant. ».

Au Sénégal, la santé reproductive des femmes fait face à un défi majeur : l’absence de médecins gynécologues obstétriciens dans de nombreuses structures de santé. Alors que la majorité de ces spécialistes est concentrée à Dakar et dans le secteur privé, les zones rurales et certaines régions moins desservies souffrent d’un manque criant de personnel médical qualifié. 

Avec 4 gynécologues-obstétriciens servant dans le public répertoriés en 2023 pour toute la région de Louga, cette situation a conduit à une surcharge de responsabilités pour les sages-femmes, qui se retrouvent souvent seules à gérer des cas complexes. Bien qu’elles jouent un rôle essentiel dans le suivi des grossesses et l’accouchement, leur formation, bien qu’importante, ne remplace pas l’expertise des gynécologues obstétriciens dans la gestion des complications.

Ghislaine reconnaît qu’il est urgent de repenser cette formation et d’améliorer les conditions de travail. « Trop de centres de santé manquent d’équipements et de médecins. Il est temps d’agir. »

Malgré des tentatives d’interpellation auprès du ministère de la Santé pour connaître les mesures contre ces violences obstétricales, aucune réponse n’est venue. Les sages-femmes restent néanmoins déterminées à faire leur travail avec cœur. « Chaque vie célébrée est une lumière dans l’obscurité que nous traversons ensemble », conclut Ghislaine.


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