Itv avec.. Dr Ibrahima KA, Juriste: « Comment des pays voisins sont-ils arrivés à réformer le foncier ? »

Avatar Moussa Ngom | 17 avril 2021

Dr Ibrahima KA, Juriste, Coordonnateur régional Afrique de Prindex pour Global Land Alliance

Dr Ibrahima Kâ a mené plusieurs travaux de recherche sur la problématique foncière avec une perspective régionale.  Ce qui a permis au chercheur de disposer d’éléments de comparaison par rapport aux processus de réforme foncière initiés dans plusieurs pays ouest-africains, notamment l’échec du Sénégal pendant que ses voisins ont réussi à adapter leurs textes. 

Comment des pays comme le Burkina et le Mali sont arrivés à avoir des lois foncières jugées pertinentes ?

Effectivement, le Burkina Faso et le Mali, tout comme quelques autres pays comme le Benin et le Togo, ont pu procéder au renouvellement de leurs offres législatives et règlementaires en matière foncière, surtout sur le foncier rural. Ce n’était pas gagné avec les enjeux fonciers qui ont pris de l’ampleur dans un contexte  où la terre est au centre de toutes les convoitises de l’Etat, des communautés de base, des investisseurs étrangers comme nationaux, etc. 

Dans ces deux premiers pays, des processus de réforme ont été lancés et mis sous le signe des principes de la démocratie foncière, notamment l’inclusion et la participation. Pour le cas du Burkina Faso, le processus de réforme a été enclenché notamment à partir de 2002 avec la mise en place d’un Comité national pour la sécurisation foncière au sein du Ministère en charge de l’agriculture. Après avoir fait une lecture du cadre juridique existant et capitalisé sur des outils de sécurisation foncière comme les Plans fonciers ruraux appliqués dans le pays et dans quelques pays de la sous-région, le Burkina Faso s’est lancé, conformément à la nouvelle ingénierie foncière,  dans exercice d’élaboration d’un document de politique foncière nationale en milieu rural à travers un processus participatif et inclusif en donnant l’opportunité à toutes les parties prenantes de se faire entendre et de faire valoir leurs intérêts, préoccupations et perspectives. La Politique nationale de sécurisation foncière en milieu rural (PNSFM) est adoptée finalement en septembre 2007 et traduit en actes législatifs en juin 2009 avec la loi sur le foncier rural et en 2012 à travers la loi portant Réforme foncière et agraire (RAF). A travers ce long processus de maturation de la nouvelle offre foncière, le pays opte, en milieu rural, de passer du principe de domanialité (le monopole de l’Etat sur les terres rurales) au principe de présomption de propriété avec la reconnaissance des droits fonciers coutumiers. A travers la nouvelle loi, entre autres innovations, la gouvernance du foncier est décentralisée y compris jusqu’au niveau villageois et les attestations de possession foncière rurale (APFR) sont délivrées aux possesseurs fonciers. Actuellement, le défi est celui de la mise en œuvre du dispositif foncier, y compris son élargissement à l’ensemble du pays. 

Quant au Mali, la même recette a été adoptée, dans un contexte de dissémination des principes des directives volontaires pour une gouvernance responsable des régimes fonciers applicables aux terres, aux forêts et aux pêches dans un contexte de sécurité alimentaire nationale. Au final, ce processus de relecture du cadre normatif du foncier rural a généré un ensemble de textes dont la Loi d’orientation agricole (LOA) en décembre 2005, la Politique foncière agricole (PFA) en avril 2004 et la Loi foncière agricole (LFA) en avril 2017. Cette LFA induit un certain nombre d’innovations dont  la décentralisation de façon effective la gestion du foncier agricole et la création d’institutions foncières locales, l’implication des populations dans la gestion du foncier rural à travers la mise en place de commissions foncières, la sécurisation de façon effective des droits fonciers, individuels et collectifs, des exploitations familiales Agricoles et des entreprises Agricoles, en introduisant notamment des outils de sécurisation peu coûteux et accessibles notamment la délivrance d’une attestation de détention coutumière (délivrée sur la base d’un constat des droits fonciers des détenteurs coutumiers, visée par le chef de village sur avis favorable de la commission foncière villageoise et de fraction du ressort territorial concerné et légalisée par le maire de la commune concernée) et d’une attestation de possession foncière (délivrée par le maire de la commune concernée sur présentation de l’attestation de détention coutumière, et après avis favorable de la commission foncière villageoise et de fraction du ressort territorial concerné, et, tout comme la première peut être individuelle ou collective et transmissible), la sécurisation des transactions foncières à travers des attestations de transaction foncière, la sécurisation de façon effective les terres de l’Etat et des collectivités territoriales, entre autres, en plus de l’engagement de l’Etat d’attribuer au moins 15 % des aménagements fonciers de l’Etat ou des collectivités territoriales aux groupements et associations de femmes et de jeunes situés dans la zone concernée et ce conformément à la directive de l’Union Africaine donnée dans le cadre du document Cadre et lignes directrices sur la politique foncière en Afrique, lequel fixe un plancher de 30%, un point qui intègre également la charte de 15 demandes formulées par les femmes rurales d’Afrique dans le cadre de la campagne Kilimandjaro soutenue par ILC (International land coalition) et adoptée par les chefs d’Etat d’Afrique.  

Pourquoi donc au Sénégal on ne parvient pas à réformer le foncier ? Pourquoi on n’arrive jamais on bout du processus de réforme?

Au Sénégal, la réforme du foncier est un peu plus compliquée. Malgré un sentiment largement partagé sur le besoin de renouvellement de l’offre foncière, aujourd’hui sclérosée et dépassée, et malgré les nombreuses tentatives de réforme, la loi sur le domaine national de juin 1964 montre une certaine ténacité. D’une grande loi de réforme dans le contexte de 1964 avec le régime de la domanialité nationale, elle est devenue une loi à reformer ou à réformer ou à toiletter. Il faut quand même se réjouir du fait que le régime en place a innové en matière foncière. Pour la première fois, un processus participatif a été mis en place et s’est traduit par une consultation des acteurs du foncier à toutes les échelles. Entre 2013 et 2016, quelques 108 réunions ont été organisées à travers le pays. Pour la première fois donc, en avril 2017, la Commission nationale de réforme foncière (CNRF) a déposé son document de politique foncière nationale auprès du président de la République, lequel dissoudra ladite commission un mois plus tard. Depuis, le processus est dans une léthargie et nul ne sait l’avenir du processus de réforme. Ce document constitue le moment politique pour dialoguer et trouver des consensus autour du foncier. La seconde étape qui reste est la plus décisive car elle va traduire les consensus politiques en actes législatifs ou règlementaires. Aucune communication n’est enregistrée de la part du gouvernement même si l’Etat continue à faire référence au foncier dans la stratégie de développement notamment le Plan d’actions prioritaires ajusté et accéléré (PAP 2A) adopté en septembre 2020, lequel constitue la version sous Covid du Plan Sénégal Emergent (PSE). L’Etat s’y engage « à poursuivre les efforts de repérage des espaces fonciers par le développement du cadastre et la modernisation du livre foncier pour sécuriser les transactions foncières avec le respect des droits des communautés, dans le but de faciliter la coopération entre les exploitations familiales et les investisseurs agricoles par le développement de la contractualisation ». Pour arriver à une réforme foncière, il faudra certainement s’affranchir du confort national et aller vers le croisement d’expériences dans la sous-région et ailleurs. Cette fertilisation d’expériences est plus que nécessaire pour apprendre de l’expérience des autres. Moins qu’un transfert ou une greffe systématique de régime foncier, les contextes socio-politiques n’étant pas forcément les mêmes, c’est davantage un effort d’ouverture et d’apprentissage sur les expériences des autres. 

Au Mali et au Burkina Faso, qu’est qui a été fait pour impliquer les communautés dans la gestion foncière ?

Les nouveaux principes de la démocratie en matière foncière promeuvent les principes d’inclusion, de consultation, de participation de toutes les parties prenantes, mais également de décentralisation de la gestion des ressources foncières. Les deux pays mentionnés ont effectivement enregistré des innovations dans le sens d’une plus grande implication des communautés dans la gestion du foncier. 

Pour le Burkina Faso, la gestion du foncier est décentralisée jusqu’au niveau villageois. En effet, le foncier est géré par les Services fonciers ruraux (communes rurales) et par les Bureaux domaniaux (communes urbaines). La gestion est décentralisée jusqu’au niveau du village avec la mise en place de deux commissions notamment la Commissions foncières villageoises (CFV) et la Commission de conciliation foncière villageoise (CCFV). 

La CFV, une sous-commission spécialisée du Conseil villageois de développement (CVD), est en quelque sorte une continuation de la Commission villageoise de gestion des terres (CVGT) qui a existé dans le pays avec l’appui de quelques partenaires. Elle est composée d’acteurs locaux notamment un représentant des autorités coutumières et traditionnelles chargées du foncier, un représentant des autorités religieuses s’il y a lieu, un représentant des associations d’éleveurs, un représentant des organisations de jeunes, un représentant local de la chambre régionale d’agriculture, deux représentants des organisations féminines et deux représentants des organisations professionnelles locales.  Elle est chargée notamment de l’information et la sensibilisation de la population en matière de sécurisation foncière en milieu rural, l’identification, la participation à la sécurisation et l’appui à la gestion participative et durable des ressources locales d’utilisation commune, la documentation et du suivi des transactions foncières rurales, la participation à l’élaboration progressive du cadastre rural, la contribution à la prévention des conflits fonciers en milieu rural.  

Quant à la CCFV, elle intervient au niveau villageois ou inter-villageois et comprend les différentes sensibilités notamment les autorités religieuses, les organisations professionnelles locales, les représentants des femmes et des jeunes. Elle joue un rôle important surtout en matière de conflits fonciers. Elle peut se transporter sur le terrain pour le faire et constat et le recueil des témoignages.  Si les parties arrivent à un accord, elle établit un procès-verbal de conciliation qui est soumis à homologation par la partie la plus diligente au président du Tribunal territorialement compétent. En cas de non accord, un procès-verbal de non conciliation est dressé et il appartient à la partie la plus diligente de procéder à la saisine du juge.   

Pour le Mali, il faut rappeler la longue tradition en termes de gestion décentralisée des ressources naturelles avec l’élaboration de conventions locales, dont l’objectif visé est celui de « réconcilier pratiques, légitimité et légalité» en substituant un ordre négocié à un ordre imposé. La pensée sous-jacente est que la meilleure gestion des ressources naturelles est celle qui responsabilise les communautés dans la sauvegarde de la ressource. Dans le cadre de la LFA, la gestion du foncier implique le chef de village qui vise l’attestation de détention coutumière sur la base de l’avis favorable de la Commission foncière villageoise (CFV) et de fraction. Il en est de même du chef de village qui vise toute attestation de transaction foncière, avant d’être légalisée par le maire. La CFV a également des attributions en matière de prévention et de prise en charge des différends en matière foncière avec la délivrance de procès-verbaux de conciliation ou de non conciliation, comme dans le cas du Burkina Faso. 

Existe-il un marché foncier au Sénégal ?

Au Sénégal, la loi est claire. Elle dispose qu’aucune forme de transaction foncière n’est légale sur le domaine national. Les utilisateurs du foncier ont un droit d’usage caractérisé par la prohibition légale des transactions foncières (prêts, donation, achat/vente, hypothèque), l’absence de transmissibilité successorale automatique, la mise en branle des principes de protection du domaine public notamment l’imprescriptibilité, l’insaisissabilité, incessibilité). A la base, le droit d’usage est un droit précaire, viager (cesse de produire ses effets au décès de l’affectataire) et est intuiti personae  (conféré en raison de la qualité, condition du demandeur). 

Toutefois, sur le terrain, c’est évident que la terre a intégré le commerce juridique. Une étude régionale faite par l’IPAR (Initiatives prospectives agricole et rurales)  en 2017 pour le compte de l’UEMOA, pour alimenter son Observatoire régional du foncier en Afrique de l’Ouest (ORFAO), portant sur les marchés fonciers ruraux et leurs outils de régulation, montre qu’au Sénégal le marché foncier existe et est très dynamique et est même « quasi institutionnalisé » avec la participation de l’administration. Des procédures sont fabriquées par les acteurs eux-mêmes pour organiser la vente des terres et ces procédures varient d’une collectivité à une autre, d’une zone à une autre. Ce qui renforce l’insécurité foncière autour des transactions notamment en raison de l’absence du principe de prévisibilité de la norme, lequel est un principe de sécurité juridique.  

Comment se caractérise-il ?

Ce marché se caractérise par son dynamisme. Aucune zone du pays n’est épargnée. La terre se vend y compris dans les zones les moins probables comme au Centre du pays avec les terres sous pluies. Il se caractérise par son insécurité car en l’absence de régulation par le droit, ce sont les acteurs eux-mêmes qui mettent en place leurs propres pratiques. En raison de cette situation qui ne fait que renforcer l’insécurité foncière, il serait tout à fait louable d’aller vers une régulation de ces marchés fonciers dans le sens de mieux offrir un cadre qui garantit la sécurité aux vendeurs et acheteurs, y compris en mettant en œuvre des stratégies et de normes de sécurisation de la vocation de certaines zones qui, en raison de leurs potentialités, devraient restées avec une vocation agricole pour le bien de la nation. Il en est également de la protection des terres familiales contre la prédation foncière d’acteurs étrangers qui peuvent jouer sur la précarité économique des communautés pour les exposer à une perte légale des terres. Aussi longtemps que cette prohibition légale va se maintenir, la sécurité des acteurs du foncier sera fragilisée, d’autant plus que la saturation foncière devient une réalité dans plusieurs contrées du pays mais les gens ont toujours peur de prêter leurs terres de peur de les perdre à cause de cette incertitude juridique.

Et comment ce marché foncier se caractérise dans certains pays voisins ?

Là où le Sénégal continue avec la prohibition légale des marchés fonciers, les autres pays de la sous-région ont fait montre de plus de pragmatisme en reconnaissant et en régulant le phénomène des marchés fonciers ruraux comme urbains.  L’étude de l’IPAR mentionnée en haut évoque toute une gamme de régulation de ces marchés fonciers ruraux avec une recension des outils existants au niveau mondial avec des expériences en Afrique, en Amérique Latine et en Europe. En se limitant dans les deux pays ciblés ici, on voit qu’au Burkina Faso, les chartes foncières locales adoptées au niveau local constituent des stratégies de sécurisation des transactions notamment les prêts (longues et courtes durées), les achats et ventes, les donations, etc. Egalement, toutes les transactions foncières sont déroulées à la commune, devant les autorités administratives (SFR+ maires). 

Pour la Mali, c’est pareil. Les deux titres, attestation de détention coutumière et attestation de possession, sont transmissibles par la succession et cessibles entre vifs à titre gratuit ou onéreux. Les donations et prêts sont également régulés et formalisés.  D’ailleurs, quand la transaction concerne les terres familiales, objet d’une détention ou d’une possession collective, elle est soumise à l’autorisation préalable du Conseil de famille concerné qui délivre un procès- verbal de réunion, dont une copie est jointe à l’acte de transaction et visé par le chef de village. 


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