Saré Wogna ou la vallée des irrégularités foncières

Avatar Falilou Mballo | 10 février 2021

Dans la commune de Ouassadou (département de Vélingara-région de Kolda), des centaines d’hectares de terres font l’objet d’un litige opposant les habitants du village de Saré Wogna et leur maire Barsa Soumboundo. Ce dernier a affecté des dizaines d’hectares de la vallée rizicole à des privés, souvent à la recherche de terres fertiles proches d’un cours d’eau, au détriment des agriculteurs locaux.

Seule au milieu d’un lopin de terre, un sobre pagne noué aux reins, le tee-shirt émoussé par le labeur, pendentif au cou, la vieille Aissatou Diao s’emploie énergiquement au désherbage de son champ de riz niché à quelques centaines de mètres de son village, Saré Wogna. Subitement, elle se relève, le front laissant dégouliner de grosses gouttes de sueur qui s’emparent des traits de son visage raidi par l’âge. Le pagne relevé jusqu’aux genoux, elle dégage l’air d’une dame à l’apogée de sa fougue. Le ton ferme, la voix rauque, Aïssatou a pourtant du mal à cacher la misère qui ronge son intérieur depuis qu’une grande partie de son champ s’est retrouvée entre les mains d’un individu venu d’ailleurs. « Regardez là-bas, toute cette partie ! Ce sont là, les 55 hectares à l’origine du différend qui oppose les habitants de notre village au Maire de la commune », raconte-t-elle, montrant du doigt, une vaste surface inexploitée. 

Son regard reste plongé sur cette surface à l’image d’une mère qui voit son enfant lui échapper sans qu’elle ne puisse le retenir.  Le doigt pointé sur   une grande   surface, elle lâche le cœur. « Une grande partie de nos champs qui nous ont été légués par nos ancêtres, s’y trouve. Depuis 20 ans, je cultive dans cette vallée avec des rendements qui tournent autour de 60 à 70 sacs de riz. A la récolte, une partie de cette quantité assurait les besoins en riz de toute la concession familiale durant toute l’année. Aujourd’hui, la grande partie de ce champ a été attribuée à quelqu’un d’autre. Et je me suis retrouvée avec ce lopin dont les récoltes ne couvrent même pas les besoins de ma famille pour six mois », dénonce Aissatou.

Exploitations familiales dépossédées

Désespérée, elle voit l’avenir en pointillés. Pour faire constater l’ampleur du phénomène, la rizicultrice nous amène vers l’autre côté de la vallée. S’ouvre en face une vaste forteresse ceinturée de grillages couvrant de vue des centaines d’hectares de bananes, devenue, à la faveur d’une décision municipale, la propriété exclusive d’un investisseur privé. A côté de ce périmètre, Egué Sabaly tient, elle aussi, son lopin de riz. Contrairement à Aissatou Diao, Egué Sabaly, impuissante, a assisté à la nouvelle délimitation de son champ et contre son gré, à l’aide de treillis métalliques réduisant ainsi considérablement son espace de production. Un environnement qui hante quotidiennement sa vie de rizicultrice. « Depuis que ces champs ont été octroyés à ce riche homme, à chaque fois que j’arrive dans ces lieux pour cultiver ce lopin qui me reste, je suis envahie par une sorte d’effroi à la vue de ces fils de fer. Et pire, quand je pense à ma descendance qui risque de se retrouver sans le moindre lopin, j’éprouve une culpabilité avant même de penser à celle des autorités locales qui sont dans une logique de bazarder nos terres à ces hommes riches venus d’ailleurs. Pourtant, ils devraient au moins penser aux générations futures », s’apitoie Egué, le visage crispé et au bord des larmes. 

Délibérations clandestines ?

Habitant de la contrée et animateur dans une radio communautaire, Boubacar Baldé suit de près les questions foncières dans la commune de Ouassadou. Sur le litige autour des 55 hectares opposant les habitants de Saré Wogna et leur maire, il pense que c’est le résultat d’une manœuvre municipale qui a mal tourné et qui a éclaté au grand jour. «Les villageois n’étaient même pas au fait qu’une bonne partie de la vallée, située dans leurs champs, a été affectée à la suite d’une délibération municipale. Même le chef du village n’était pas au courant de cette attribution foncière. C’est seulement lors d’une enquête de la gendarmerie commanditée par le Sous-préfet de l’arrondissement pour s’enquérir du niveau de l’adhésion des populations, que le scandale a éclaté. Evidemment, les villageois ont vigoureusement contesté cette décision », témoigne l’animateur rencontré sur le terrain.  

Conseiller municipal, le nom de Demba Baldé ainsi que sa signature figurent pourtant sur l’extrait de délibération municipale ayant sanctionné l’affectation des 55 hectares, sources du litige. Face aux courroux des habitants de son village, très remontés contre l’accaparement de leurs terres, Monsieur Baldé soutient n’avoir pas pris part à la réunion du conseil, ce jour-là. « Comme je l’ai indiqué aux habitants de mon village, c’est en même temps qu’eux que j’ai appris que ces terres de la vallée rizicoles ont été affectées par la municipalité de la commune. Ma signature est apposée sur l’acte de délibération, mais je n’étais pas présent lors de ce conseil. C’est pourquoi, j’ai eu à signaler ce fait au Sous-préfet de l’arrondissement pour que soit clarifiée cette affaire qui est en train de ternir mon image dans le village », se défend le conseiller municipal accusé de complicité par sa communauté dans la spoliation des terres. 

 Par ailleurs, il s’avère que les 50 hectares ont été affectés à Aliou Sow, homme politique et directeur général de la Société d’aménagement de la Petite Côte (SAPCO). Les autres cinq hectares, nous renseigne t-on, ont été mis à la disposition du secrétaire municipal, Dame Mbodji. 

Contacté pour livrer sa version des faits, Aliou Sow relativise. « Il n’y a plus de litiges dans cette affaire puisque je ne suis pas demandeur et j’ai renoncé dès lors que j’ai eu le retour par rapport à la contestation qui prévaut dans ce village. Je ne veux pas d’un seul mètre carré au niveau de la zone. D’ailleurs, il me convient de rappeler que j’entretiens de bonnes relations avec les populations de ce village», s’est justifié, d’un ton serein, le mis en cause. A la question de savoir comment est-on arrivé à une affectation de terres en son nom sans au préalable une demande d’attribution de sa part, comme le stipulent les textes, M. Aliou Sow nous renvoie au Maire.

Vice de procédure avoué

Entouré de son adjoint et de trois conseillers, Barsa Soumboundou, l’édile de la commune, nous accueille dans son bureau. Il dépose une pile de documents sur la table, prêt à répondre aux interpellations ayant trait aux litiges fonciers qui émaillent sa gestion. Sans ambages, d’humeur énergique, le Maire avoue qu’il y a certaines irrégularités qu’il range cependant dans le caractère contraignant des lois qui régissent le foncier. «Avec les 55 hectares, il y avait un grand projet agricole en gestation que nous avons validé. Puis, nous avons délibéré en faveur de l’affectation des terres situées dans le périmètre du village de Saré Wogna. Il y a eu des contestations par la suite. Nous venons d’ailleurs de recevoir, de l’autorité administrative, le courrier portant «non-approbation de cette délibération », constate amèrement le Maire.

 Quels seraient les motifs brandis par le Sous-préfet de l’arrondissement pour justifier ce refus d’approbation de la délibération foncière du Conseil ? M. Soumboundou de poursuivre : «il s’agit de n’avoir pas joint dans les dossiers, le rapport de la Commission domaniale, les plans de localisation des terrains et la demande d’affectation formulée par l’intéressé »

Le Maire soutient que ce vice de procédure s’explique par le fait que la plupart des demandes d’attribution soumises au Conseil municipal émaneraient des populations locales en quête de régularisation des terres qui leurs sont léguées par leurs parents.

Main basse sur 700 hectares

Toujours à Saré Wogna, les habitants et l’homme d’affaires Mamadou Oumar Sall, investisseur dans l’agro-business, se disputent 700 hectares depuis 2011. Ils ont vu une grande partie de leurs terres octroyées à ce dernier, ce qu’ils assimilent à une razzia foncière sans précédent dans  la vallée rizicole qui entoure leur localité. L’investisseur, qui s’est implanté dans la zone à la faveur d’une affectation de terres pour son projet de bananeraie, est aujourd’hui perçu comme un spoliateur des ressources de toute une communauté. 

Sur une natte, le bonnet soigneusement posé sur la tête, Kéba Balde, assis tout juste à l’entrée de sa case, ne digère pas ce qu’il qualifie d’invasion. La cinquantaine, fils du défunt chef du village, c’est à peine que le notable arrive à sortir des mots de sa bouche pour évoquer son refus de voir leurs champs rizicoles se transformer en bananeraie au profit d’une seule personne. «Sall banane (surnom donné à l’homme d’affaires) était venu solliciter notre accord pour s’installer au niveau de la vallée rizicole qui entoure notre village », se remémore t- il. « Nous lui avons signifié notre désaccord car préférant les champs de riz qui nous garantissent au moins une autosuffisance à place de la bananeraie. Mais il avait insisté, soutenu par le Maire, avant de revenir plus tard nous promettre le développement de toute la contrée à travers son projet. Il nous avait promis des emplois pour tous les jeunes du village. Aujourd’hui, on s’est rendu compte que tout cela n’était que de la tromperie pour accaparer nos champs. Lui, il récolte des millions dans notre vallée pendant que nous vivons toujours dans la pauvreté », fustige le notable, exigeant la rétrocession des terres du village. 

Jeune enseignant, très en vue dans cette contestation autour du foncier de sa localité, Saliou Kandé mène un activisme sans relâche contre celui qu’il qualifie de « capitaliste exploitant la misère du monde rural à son profit ». A l’en croire, Mamadou Oumar Sall n’est pas venu pour les sortir de la pauvreté mais plutôt pour les exploiter en accaparant leurs ressources.  « Dans ses champs de bananes, les quelques villageois qui y travaillaient ont vite abandonné le projet. Car, ce qui prévaut dans ce projet d’agro-business relève d’une exploitation de l’homme par l’homme. Les burkinabé, ivoiriens et malien qui y travaillent sont toujours sans contrat et dans la précarité avec des conditions de travail inhumaines », dénonce avec véhémence Saliou. Il plaide pour la rétrocession des terres de son village natal en faveur de la riziculture pour une indépendance alimentaire. 

Procédure encore indexée

Vivant à Vélingara, chef-lieu du département, Daouda Baldé, 63 ans, est confortablement installé dans son salon. Directeur d’école à la retraite, il était conseiller rural à la commune de Ouassadou au moment des faits. La réunion tenue par le conseil d’alors où il était question d’affecter 700 hectares de la vallée rizicole à l’investisseur, M Baldé s’en souvient jusqu’au moindre détail. Ce jour-là, raconte-t-il, tellement le président de la communauté rural (Barsa Soumboundou) tenait à faire passer sa volonté. Il avait fait assiéger la salle de réunion du Conseil municipal par des militants acquis à sa cause pour intimider tout conseiller opposé au projet de l’homme d’affaires. « Je fus ainsi le seul à voter contre l’affectation d’une superficie de 700 hectares de la vallée à un investisseur sans au préalable une présentation d’un cahier de charge. Mieux, je fondais mes arguments sur le fait qu’il n’y avait pas de rapport établi par la Commission domaniale. L’avis des populations qui exploitaient ces terres n’avait pas été recueilli. C’est cette forfaiture qui est actuellement la source du litige qui oppose le bénéficiaire de ces hectares aux habitants de ce village », témoigne l’ancien conseiller rural. D’après lui, l’affectation des 700 hectares serait fortement entachée de « népotisme ». 

Cependant, du côté de l’homme d’affaires indexé dans la spoliation de la vallée rizicole, nos interpellations sur les accusations portées à son encontre n’ont pas connu de suite. Mais pour le maire de la commune, la plus grande partie de cette affectation de terre est située dans un autre village où le projet est bien accueilli par les populations.

Moussa Thiam, Sous-préfet de l’arrondissement de Pakour (Vélingara)

« Nous avons noté beaucoup de manquements dans les délibérations… »

« Nous avons noté beaucoup de manquements dans les délibérations du Conseil municipal. Au village de Saré Wogna par exemple, c’est quand j’ai envoyé la Gendarmerie pour recueillir l’avis des populations sur l’affectation d’une grande partie de leur vallée rizicole que ces derniers ont reçu l’information concernant la délibération de la municipalité.
Or, selon les textes, le chef du village lui-même est censé être membre de la Commission domaniale de la même manière que les conseillers municipaux. D’ailleurs, c’est pourquoi, la plupart des litiges fonciers notés dans la zone découlent d’un non-respect des normes qui régissent le foncier.
Les gens ont le droit de demander des terres, surtout dans le cadre des projets d’investissement pouvant contribuer au développement du monde rural. Mais il faut qu’il y ait de la forme. Et la forme voudrait aussi que les services compétents en la matière soient aussi associés aux processus d’affectation des terres. C’est la meilleure façon de nous d’éviter les litiges fonciers ». 


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