Tobène, l’indemnité à polémiques

Avatar La Maison Des Reporters | 18 janvier 2021

Village situé dans la zone de Mboro, Tobène a vécu une révolte de ses populations dont les terres ont été attribuées aux Industries chimiques du Sénégal (ICS). La pomme de discorde : une indemnisation jugée dérisoire. L’issue de la question qui est en suspens, devrait passer par une négociation qui sera conduite par le Gouverneur de la région de Thiès.

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Tobène, un des villages à proximité de la commune de Mboro est sortie de l’anonymat suite au refus de ses populations de céder les terres octroyées aux Industries chimiques du Sénégal (Ics). Y aller à partir de Mboro, n’est pas chose aisée. Il n’y pas de route goudronnée, c’est une piste latéritique, dont le moindre mouvement du véhicule soulève de la poussière, qu’il faut emprunter. A part les carrières ouvertes, visibles un peu partout dans la zone de Mboro, rien ne révèle que la zone a une forte activité industrielle. Un village calme, sans une structure sanitaire fonctionnelle avec une population fortement agricole, c’est ainsi que se résume le « profil » de Tobène.
Dans ce village, l’eau est une denrée rare et n’est disponible qu’à certaines heures de la journée. Pourtant, la localité se trouve à proximité de l’une des plus grandes industries du Sénégal, les ICS. Il faut juste quelques minutes de marche dans les sentiers qui mènent aux champs, derrière les concessions, pour apercevoir les gros engins des ICS qui tournent en continu dans une vaste étendue de terre réduite à un grand trou

C’est tout une histoire qui est ainsi effacée. « Les terres exploitées présentement étaient des villages autrefois habités, mais nous ne pouvons plus les situer », se désole Cheikh Top. C’est peut-être cette fin qui guette Tobène, Macka Dieng, Keur Magueye et Thissé, les villages concernés par l’expansion du permis d’exploitation des Ics. Avec des exploitations situées à quelques mètres du village, les ICS souhaitent étendre ses tentacules sur les terres actuellement occupées par les villageois pour des activités agricoles. La source de divergence, c’est le coût de l’hectare proposé aux habitants. « Il est minime, insignifiant et très en deçà du rendement annuel des agriculteurs », selon le porte-parole du collectif, Cheikh Top qui explique : « plusieurs variétés sont cultivées dans les champs.
A côté des manguiers, il y’a les ignames, les cultures hivernales telles que le niébé et l’arachide. Et un seul manguier peut avoir une production annuelle vendue entre 50.000 et 60.000 F CFA. Sur un hectare, on peut avoir 225 pieds de mangues, or les ICS n’acceptent pas de dépasser 40 000 F CFA par pied ». Mieux, continue-t-il, « les habitants peuvent avoir des recettes qui avoisinent plus d’un 1 million F CFA à une seule année.
Tout compte fait, se départir des terres n’est pas une option voulue par les habitants de Tobène si l’on se fie à Cheikh Top. « Céder les terres n’a jamais été le souhait de la population, mais comme c’est au nom du domaine national, il est une obligation pour nous de céder les terres en question, mais si c’était de notre plein gré, nous ne cèderions jamais les terres », se désole-t-il.
Au-delà d’un dédommagement peu fameux, c’est tout un moyen de survie qui risque de disparaitre. Les périmètres déjà exploités ne sont pas remblayés, ils ne sont que des creux poussiéreux, donc inexploitables pour les cultures. « Ce qu’il y’a aussi comme obstacle est que les ICS ne prévoient pas de restituer les terres aux populations ; et étant donné que la principale activité c’est uniquement l’agriculture si l’on cède les terres, nous n’aurions plus de quoi vivre », avance Cheikh Top et de s’indigner, « l’entreprise ne recrute pas les ressortissants du village. Il n’y a qu’un seul chauffeur qui a été embauché. Et à part ça, il n’existe que deux journaliers qui ne travaillent que de manière temporaire ».
Moussa Touré est l’un des deux chefs de village de Tobène. Il est aussi responsable des producteurs de la filière anacarde des Niayes. « Ce que nous pouvons avoir avec ces terres, l’indemnisation ne peut pas le prendre en compte. C’est la survie de nos enfants qui en dépend », tonne-t-il. « Le barème d’indemnisation a été décidé sans les impactés. Nous avions proposé notre barème, et on nous a signifié qu’il en avait un au niveau départemental. C’est sur la base de ce dernier que les payements seront effectués », poursuit-il en disant que l’exigence des habitants de Tobène est une indemnisation à hauteur de 20 millions F CFA par hectare. Il soutient par ailleurs que la cohabitation avec les ICS ne rime qu’avec une pollution de l’environnement, un soutien défaillant aux populations et un village menacé de disparition.
Rappelons que les ICS on proposé la somme de 1.050.000 F CFA pour l’indemnité à l’hectare. C’est à cause du refus « catégorique » de se plier au souhait de la compagnie minière et au barème proposé que des habitants du village ont été arrêtés, détenus puis jugés au Tribunal de grande instance de Thiès. La suite est connue, ils ont été relaxés au bénéfice du doute.
Un procès qui avait mobilisé les défenseurs des droits humains et plusieurs avocats pour contre-carrer ce qu’ils avaient qualifié de « forfaiture ». Le Directeur des Industries chimiques du Sénégal (ICS), Alassane Diallo, dans un entretien accordé au journal Le Quotidien, en août dernier, avait soutenu : « on ne peut pas parler de contentieux ICS-Tobène parce qu’en réalité, les 6 ha dont on parle se trouvent à l’intérieur d’une concession minière octroyée par l’Etat aux ICS en 2008. Les 6 ha se décomposent en sept champs appartenant à six personnes. La compagnie minière n’est pas propriétaire des terres concédées, mais au fur et à mesure de l’évolution de l’exploitation minière, la société récupère des champs après paiement de la compensation calculée par la commission placée sous l’autorité du Préfet du département de Tivaouane. Les choses se passent ainsi depuis 1960, année qui marque le démarrage de la production de phosphate dans la zone de Mboro ».
S’agissant du barème, il avait dit que « les sociétés évoluant dans le département de Tivaouane se sont entendues en 2016 avec l’administration et les populations sur un barème qui, pour la première fois, indemnisait le terrain nu. C’est ce barème qui s’applique à tous actuellement. Il prévoit
1 050 000 mille francs CFA par hectare, sans compter les éventuelles cultures (mil, maïs, arachide…), les arbres fruitiers. Au-delà des sommes normalement dues au titre du barème, les ICS ont décidé de faire aux propriétaires des champs un don d’un million de francs CFA par ha. Pour l’entreprise, il ne peut pas être question de négocier au cas par cas avec chaque propriétaire de champs parce que ce cas de figure serait intenable ». Répondant à la question à savoir si les ICS respectent les normes requises pour étendre sa zone, le directeur des Ics, Alassane Diallo, avait répondu « Comme vous le savez, le fonctionnement d’une société est régi par les lois et règlements en vigueur, en particulier le code minier s’agissant du volet minier de l’activité des Ics qui mènent leurs opérations conformément à la loi ». La constance est que l’entreprise a certes des droits qu’elle tient de la loi, mais elle a aussi des devoirs qui peinent à être respectés.


ICS, entre acquis et impairs

L'expansion de son périmètre donne aux ICS des droits garantis par le code minier. Cependant, l’entreprise ne s’acquitte pas aussi de nombreux devoirs envers les populations comme exigé par ce même code.
La loi n° 2016-32 du 8 novembre 2016 portant code minier, indique dans son article 51 que, conformément aux obligations attachées à l’autorisation d’exploitation minière semi- mécanisée, les bénéficiaires de l’autorisation d’exploitation minière procèdent, dans les deux mois suivant l’attribution de l’autorisation, à la délimitation du périmètre au moyen de l’établissement de bornes et de repères par un géomètre agréé. Le titulaire de l’exploitation minière semi-mécanisée démarre les activités au plus tard dans les deux mois suivant l’attribution de ladite autorisation d’exploitation.
La loi indique par ailleurs que le régime particulier d’exploitation minière ou semi-mécanisée ne doit pas porter atteinte aux droits acquis par le titulaire du permis de recherche. L’exploitant est tenu, conformément à la législation en vigueur, de réhabiliter les sites d’exploitation. Il doit réparation au tiers ayant subi un préjudice.
L’exploitation des substances minérales autorisées se fait dans les règles de l’art de manière optimale et rationnelle, dans le respect des normes de sécurité, d’hygiène et de préservation de l’environnement.
A Tobène, les périmètres déjà exploités ne sont pas remblayés, une menace à la sécurité à cause de la poussière et des risques liés à la proximité avec les champs. Entre autres griefs des populations, c’est une eau d’une qualité redoutée, des rejets chimiques et une nappe phréatique surexploitée. L’article 94 est revenu sur les devoirs de l’entreprise exploitante en faisant remarquer que tout titulaire de titre minier a l’obligation de respecter et de protéger les droits humains dans la zone affectée par les opérations conformément à la législation nationale et aux conventions internationales.
L’article 90 de ce code minier souligne que la possession d’un permis d’exploitation minière confère un droit d’occupation sur l’ensemble du territoire national. Ce droit d’occupation emporte autorisation tant à l’intérieur qu’à l’extérieur du périmètre qui lui est attribué ; d’occuper les terrains nécessaires à l’exécution des travaux de recherche et d’exploitation, à la réalisation d’activités connexes ainsi que la construction de logements du personnel affecté par le chantier. Aux termes de l’article 93 du code, l’occupation par le titulaire du permis d’exploitation minière à l’intérieur comme à l’extérieur des périmètres qui lui sont attribués, donne droit aux propriétaires des terrains ou aux occupations du sol à une juste indemnisation pour tout préjudice matériel causé. Le montant de l’indemnité à verser est déterminé selon la législation en vigueur et les conventions internationales auxquelles le Sénégal est état partie. Les frais, indemnités et d’une manière générale toutes les charges relevant de l’application des dispositions sur l’occupation des terrains nécessaires sont respectés par le titulaire du permis d’exploitation minière.

INTERVIEW AVEC
Mamadou Mballo, JURISTE – FONCIER CHARGE DE PROGRAMME A CICODEV

« Les populations sont tout à fait fondées à contester la somme proposée… si… »

Le souhait des Industries chimiques du Sénégal (ICS) de récupérer les terres exploitées par les populations de Tobène a été source de discorde entre les populations et l’entreprise. Le Chargé de programme à l'Institut panafricain pour la citoyenneté, les consommateurs et le développement (Cicodev), Mamadou Mballo, juge que la révolte des populations de Tobène est légitime si, comme elles le soutiennent, elles n'ont pas été impliquées dans les négociations pour fixer le barème.

Existe-t-il un barème qui définit le coût de l’hectare pour compenser des terres dépossédées à des communautés locales ?
Au Sénégal, le texte de base applicable en matière de compensation est le Décret 96-572 du 9 juillet 1996 fixant les taxes et redevances en matière d’exploitation forestière, modifié par le décret 2001 – 217 du 13 mars 2001. Il s’agit en fait, d’un texte applicable en matière forestière qui a fait l’objet d’adaptation pour prendre en charge des dépossessions foncières portant sur le domaine national. Ce décret prévoit ainsi, que la compensation doit porter sur les produits forestiers sur base d’unités: par pied ; par unité de poids ; par unité de volume ; par unité de longueur et par unité de longueur et par unité de surface. Puisque les indemnisations qui portent sur le domaine national ne portent que sur la mise en valeur elle-même, et pas sur la valeur vénale du terrain, la loi s’est trouvée facilement adaptable. Mais, il est utile de rappeler que ce décret n’est pas d’application universelle, en ce sens, dans d’autres cas de dépossession foncières, des impenses ont pu être payées suivants les conditions proposées par les partenaires de l’Etat. Il en est ainsi par exemple dans le cadre de l’Autoroute à péage (Dakar - Diamniadio) où le barème de paiement n’avait pas pour base légale le décret précité mais plutôt suivant la politique d’indemnisation de la Banque mondiale. Ce fut également le cas pour l’Autoroute à péage (ILA TOUBA) dont le barème de paiement n’était pas le décret de 1996 mais celui du partenaire financier de l’Etat du Sénégal.
Cette situation fait penser qu’au Sénégal, il n’existe pas une politique homogène en matière d’indemnisation. Tantôt on applique le décret de 1996, tantôt c’est le bailleur de fonds qui applique sa politique d’indemnisation. Cette situation est source de frustration dans bien des cas et l’Etat gagnerait à harmoniser sa politique d’impense. Cela participerait à pacifier les dépossessions foncières et donc réduire les conflits fonciers par la même occasion.

Que pensez-vous de la somme proposée par les ICS aux populations de Tobène ?
Les Industries Chimiques du Sénégal (Ics) affirment que la somme proposée aux populations de Tobène a été discutée et validée avec l’Etat du Sénégal. La question qu’on doit se poser est celle de savoir si ces négociations avaient mis à contribution les populations conformément à ce que prévoit la loi. Si ce n’est pas le cas, il y’a problème et les populations sont tout à fait fondées à contester la somme proposée. Par contre, il y a lieu aussi de dire, contrairement aux prétentions des populations, que les droits de compensation ne doivent pas porter sur la valeur vénale de la superficie mobilisée mais plutôt sur les impenses (peines) faits sur les parcelles en question. En l’absence d’une base légale pour fixer les indemnisations, c’est une négociation consensuelle entre les différentes parties prenantes qui est souhaitée pour éviter tout risque de contestation pouvant mener vers un conflit foncier. En tous les cas, il est toujours difficile de demander à un paysan de renoncer à son facteur de production, donc de survie pour des entreprises dont le but principal est de faire des profits pour leurs actionnaires sur le dos des populations. Autant on ne peut demander au fonctionnaire de renoncer à son salaire, autant on ne doit demander à des paysans de renoncer à leurs terres.

Les populations doivent-elles être consultées avant la récupération de terres qui appartiennent au Domaine National ?
Oui, les populations doivent être consultées avant toute dépossession de leurs terres situées dans le domaine national. Que cette dépossession soit le fait de l’Etat ou de la collectivité territoriale. C’est l’article 13 de la loi sur le domaine national qui dispose que « l’Etat ne peut requérir l’immatriculation des terres du domaine national que pour des opérations d’utilité publique ». La loi n°76-67 du 02 juillet 1976 portant expropriation pour cause d’utilité publique dispose en son article premier que cette opération ne peut intervenir que sous réserve d’une juste et préalable indemnisation en accord avec les dépossédés, c’est-à-dire après consultation et concertation avec les populations qui occupent les terres en question. Les populations ont ainsi le droit de s’opposer à toute dépossession qui ne respecte pas leurs droits reconnus par la loi sur le domaine national et celle portant expropriation pour cause d’utilité publique. La procédure d’expropriation est extrêmement longue et contraignante. En cas de désaccord sur le montant des compensations, les populations peuvent saisir à bon droit le juge pour contester les montants qui leur sont proposés.


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